Et si l’art des cavernes était le signe d’une pratique rituelle de nos lointains ancêtres ? C’est la thèse soutenue par d’éminents spécialistes.
Des bisons, des antilopes… Il y a 40 000 ans, l’homme peignait déjà. « L’absence de vie humaine et de cadre naturel dans ces œuvres, ainsi que le non-respect des échelles, empêche d’y voir simplement la restitution d’un quotidien ou d’une histoire », note cependant Jean Clottes, ancien conservateur général du patrimoine et président du Comité international d’art rupestre. Ce qui étonne aussi les spécialistes, c’est la présence, à côté de dessins figuratifs, de formes moins naturalistes. Des créatures mi-humaines, mi-animales, par exemple, découvertes du sud de l’Afrique à la France ou l’Italie. Pur élan d’imagination ? Le préhistorien en doute. Pour lui, elles sont « chargées de sens ».
Aussi mystérieux sont les motifs abstraits qui jalonnent l’art paléolithique. Zigzags, lignes ondulées, grilles, damiers, cônes, spirales… Un peu partout dans le monde, les symboles dessinés pendant plus de 25 000 ans se ressemblent étrangement. Ne faut-il y voir qu’une capacité d’abstraction ? Pas pour Tom Froese, Alexander Woodward et Takashi Ikegami, chercheurs à l’université de Tokyo. Dans une étude publiée en mai 2013 dans la revue Adaptative Behavior, ils lient la prévalence de motifs géométriques dans l’art préhistorique à la propension biologique de l’homme à vivre des expériences hallucinatoires, ressenties comme intrinsèquement porteuses de sens.
Une disposition universelle
Leur hypothèse s’appuie sur des études scientifiques attestant qu’en état modifié de conscience, le cerveau humain « voit » un certain nombre de formes géométriques, très semblables à celles figurant de manière récurrente dans l’art pariétal.
Plus globalement, la recherche en neuropsychologie atteste que le système nerveux de tout être humain, voire de tout mammifère, peut engendrer des visions, sous l’effet de substances psychotropes ou au gré d’autres circonstances – inanition, fatigue ou douleur extrêmes, hyperventilation, rythme lancinant de tambours et de chants, isolement prolongé dans un espace sombre et restreint… « L’universalité de cette disposition psychophysiologique innée, certes plus ou moins accessible selon les individus et leur volonté de l’atteindre, permet d’être certain que le phénomène existait au paléolithique supérieur », confirme Jean Clottes.
Théoriquement, ces visions suivent différentes phases. Tout commence par « des signes géométriques qui se forment à l’intérieur de la rétine ». Puis apparaissent des animaux ou d’autres créatures, perçus comme « intensément réels ». Enfin, peut émerger la sensation, physique, de se métamorphoser en animal. « Les choses ne sont plus seulement vues », on les vit intimement, au point de leur accorder une valeur puissante et d’accéder par leur biais à une étrange forme de sagesse et d’hyper acuité.
Aujourd’hui encore, ce genre de voyage peut déconcerter, au point de se demander « s’il s’agit d’une simple altération de la perception ou de l’atteinte véridique d’un autre niveau de réalité », témoigne le journaliste britannique Graham Hancock dans Surnaturel. Alors, imaginez il y a 40 000 ans !
Frappés par l’expérience, nos lointains ancêtres auraient-ils bâti autour de ces visions les premières idées et croyances religieuses, centrées sur l’existence de mondes et d’êtres surnaturels ? Est-ce la raison pour laquelle, pendant plus de 25 000 ans, des communautés géographiquement éloignées, sans contact les unes avec les autres, ont éprouvé le besoin de les représenter ?
L’hypothèse chamanique.
En 1988, un article publié dans la revue Current Anthropology ouvre une brèche. Signé par les archéologues sud-africains David Lewis-Williams et Thomas Dowson, il postule que l’art pariétal pourrait s’inscrire dans le cadre de pratiques chamaniques, où l’accès à des états modifiés de conscience est un moyen d’atteindre le monde des esprits et d’obtenir leur aide pour « faciliter la vie quotidienne », explique Jean Clottes : guérir des malades, protéger le groupe, favoriser l’abondance de la chasse et la fertilité, préserver un certain équilibre avec la nature, prédire l’avenir…
Ces conclusions se fondent notamment sur l’étude approfondie de la culture et des rites des ethnies bochimanes du sud de l’Afrique – et de leurs correspondances avec les œuvres paléolithiques retrouvées dans la région. Par exemple, explique Graham Hancock dans Surnaturel, les peintures rupestres d’hommes-mantes religieuses renvoient à Kaggen, un dieu polymorphe toujours central dans la mythologie bochimane, dont le nom signifie littéralement « mante ».
« Bien sûr, du Botswana aux Amériques en passant par l’Inde et la Sibérie, les chamanismes sont divers, note Jean Clottes, mais tous reposent sur un principe commun de perméabilité et de fluidité entre les mondes » : les forces surnaturelles et la réalité ordinaire s’interpénètrent, « l’homme peut se transformer en animal », la transe en est l’inducteur.
Les figures composites de l’art pariétal pourraient donc symboliser «la métamorphose d’un chamane, un esprit à forme hybride ou un dieu des animaux», souligne Jean Clottes – sans qu’elles aient forcément été peintes en pleine transe. « La sophistication et la qualité de certaines œuvres sont telles » qu’elles auraient plutôt été « esquissées » en état modifié de conscience et finalisées plus tard, voire complètement « recréées » en gravure ou en peinture une fois la transe terminée, par une personne dûment formée".
L’art du paléolithique aurait ainsi pu avoir pour but de matérialiser les esprits, renforcer leur puissance, servir de catalyseur à de nouvelles expériences psychédéliques, avoir une utilité mnémonique «comparable à celle de l’iconographie dans la tradition judéo-chrétienne… » En Californie et au Nevada par exemple, « les chamanes peignaient leurs visions sur la roche le jour suivant. On pensait que, s’ils ne le faisaient pas, ils pourraient tomber malades et mourir. Les lieux ainsi décorés étaient chargés de pouvoir et facilitaient de nouveaux voyages, rôle que les grandes salles ornées de nos cavernes ont pu également tenir », indiquent Jean Clottes et David Lewis-Williams dans Les Chamanes de la préhistoire.
Au cœur de la matrice.
Autre preuve de la charge spirituelle de ces œuvres : leur localisation. Certaines ont été retrouvées à 1 ou 2 kilomètres de la surface, dans des recoins difficiles d’accès. Pourquoi, pendant plus de 25 000 ans, les hommes se sont-ils évertués à descendre dans des grottes profondes où ils ne vivaient pas, armés de leurs torches et de leur matériel de peinture ? «Sûrement pas pour le plaisir d’explorer!», sourit Jean Clottes. « Dans bien des cultures, l’univers souterrain est considéré comme le royaume des dieux, des esprits ou des morts », rappelle le préhistorien. Pour beaucoup de sociétés chamaniques, il existe un « monde d’en bas », peuplé notamment d’esprits animaux. En s’enfonçant dans les entrailles de la terre, les hommes du paléolithique seraient allés physiquement à la rencontre des puissances qu’ils s’attendaient à y trouver, pour communiquer avec elles, bénéficier de leur soutien, effectuer certains rites, y gagner en pouvoir. « Un tel état d’esprit, conforté par l’enseignement reçu, ne pouvait manquer de favoriser la venue des visions recherchées. »
Le relief de la grotte renforçait l’expérience : quand une forme animale y était discernée – telle protubérance formant par exemple un œil –, « ces apparitions avaient toutes les chances d’être considérées comme la manifestation des esprits » séjournant de l’autre côté de la paroi. Les peintures de mains auraient ainsi pu être un moyen de créer le contact avec eux ; les incisions dans la roche, de les laisser passer…
« L’hypothèse chamanique ne veut pas dire que toutes les œuvres de l’art préhistorique avaient la même fonction et étaient créées en état modifié de conscience », précise Jean Clottes, mais elle permet de poser un « cadre conceptuel » global et cohérent, expliquant la récurrence des thèmes dans l’art rupestre et donnant à celui-ci un « sens profond » qui, loin de simplement nous renseigner sur nos lointains ancêtres, nous confronte aux mystères de notre conscience et à l’image que nous avons de nous-mêmes.
Que révèle-t-il de notre essence, de notre identité ? A l’heure où nos sociétés crèvent de s’être déconnectées des forces naturelles et spirituelles, où les Indiens d’Amazonie sont menacés par l’exploitation minière et forestière, où les autorités du Botswana empêchent l’avocat des Bochimans de plaider contre leur réinstallation forcée loin de leurs terres ancestrales en lui interdisant l’entrée du pays, n’est-il pas temps de reconsidérer ces cultures chamaniques, et de se demander ce qu’elles ont à nous apprendre sur nous-mêmes ?
Graham Hancock
son ouvrage : Surnaturel