INFIDÉLITÉ, TRAHISON, MALTRAITANCE... Faut-il vraiment tout pardonner?
Lorsque les soins, les apprentissages, les thérapies ont fait leur œuvre, mais qu’il reste un noyau dur difficile à dissoudre, aller vers le pardon, en tant qu’expérience ultime de lâcher-prise, peut être profitable. Parmi les résistances au changement, ne trouvons-nous pas cette difficulté à cesser de réagir à un événement passé? A véritablement lâcher prise et accepter que certaines choses nous dépassent? Comme l’explique Olivier Clerc, auteur de “Peut-on tout pardonner?”, pardonner ce n’est ni enfouir ses douleurs, ni s’abaisser, ni perdre son discernement. C’est au contraire comprendre que c’est nous-mêmes que nos ressentiments et nos haines polluent. N’est-il pas plus sage de s’en nettoyer, d’aimer à nouveau et de faire confiance à une forme de régulation plus grande ? « Le pardon n’est pas une option, encore moins un luxe. C’est le passage incontournable vers le monde meilleur auquel nombre d’entre nous aspirent ».
Pour certains, le pardon relève de l'impossible; pour d'autres, il est nécessaire à leur reconstruction. Les spécialistes sont divisés.

Le site Internet de l’association britannique The Forgiveness Project recense plus d’une centaine de faits semblables à travers le monde : un homosexuel qui pardonne à son agresseur qui l’avait laissé pour mort dans la rue, une femme qui absout ses parents de l’avoir battue quand elle était enfant, la mère de Kevin d’Échirolles (Isère) explique qu’elle ne ressent aucune haine et qu’elle est prête à accorder le pardon aux meurtriers s’ils le demandent
Ces réactions peuvent sembler incroyables et pourtant elles ne sont pas si rares. Un catalogue de belles histoires, de pardons invraisemblables Cette association entend ainsi montrer qu’il existe des alternatives à la vengeance.
La vogue du pardon gagne aussi la sphère privée : en famille, dans son couple, en amitié, il serait de bon aloi de pardonner, que l’on soit croyant ou non. Pourquoi pardonne-t-on ? En posant cette question à plus de 450 personnes, Étienne Mullet, directeur d’études émérite à l’école pratique des hautes études, a obtenu des réponses variées : les gens accordent leur pardon parce qu’ils ont recouvré de la sympathie pour celui qui les a offenses, pour des raisons morales ou religieuses, par amour, par défi (pour ne pas faire comme tout le monde ou pour surprendre) ou encore pour dominer l’autre. Autant de motifs que de situations...

« Il est très important de s’arrêter sur la définition du pardon pour éviter tout malentendu.
Pardonner, c’est vaincre son ressentiment envers un offenseur, non en niant son droit au ressentiment mais en s’efforçant de considérer l’offenseur avec bienveillance, compassion et même amour. Le pardon n’est certainement pas l’oubli. Il efface le ressentiment lié à l’acte négatif commis, mais pas l’acte en lui-même.
Autre point important, il n’implique pas la réconciliation ni le renoncement à toute justice. Selon Étienne Mullet.
Selon lui, quatre critères facilitent le pardon
- l’offensé a reçu des excuses sincères de la personne en tort
- il s’agissait d’un incident fortuit et non d’un acte intentionnellement nuisible
- les conséquences négatives ont disparu ou se sont atténuées
- l’offenseur et la victime sont proches socialement.
Il note également qu’on est plus enclin à pardonner à un membre de sa famille qu’a quelqu’un que l’on connait à peine.

Peut-on pour autant tout pardonner?
Selon une étude de 2005 menée à l’université de Sheffield (Royaume-Uni), 69 % d’entre nous pensent que non. Et de citer les meurtres et abus sexuels, mais aussi la trahison, incluant les affaires extraconjugales ou les secrets divulgués. Au contraire, pour un des grands spécialistes du sujet, Everett Worthington dont la mère a pourtant été assassinée, rien n’est impardonnable. Tout dépend de la personnalité de chacun. Les travaux d’Étienne Mullet ont permis d’identifier trois facteurs qui influent sur notre propension à pardonner :
- notre sensibilité (par exemple, a-t-on tendance à prendre mal des paroles non intentionnellement blessantes ?),
- notre capacité à prendre du recul après l’offense (qui dépend surtout de l’éducation et de la pratique du pardon dans la famille),
- nos principes philosophiques ou religieux (a-t-on intégré dans sa vie le concept de pardon inconditionnel?).

« Une victime très narcissique aura tendance à percevoir toute offense comme plus sévère qu’une personne moins narcissique et pardonnera moins facilement», résume Maria Teresa Munoz Sastre, professeur de psychologie de la santé à l’université de Toulouse.
On retrouve ces trois facteurs dès l’enfance, mais aussi dans de nombreuses cultures. « Ils ont aussi été identifiés chez les Italiens et les Portugais et, plus récemment, chez les Chinois, les Libanais chrétiens, les Indiens, les Indonésiens, les Rwandais et les Turcs », précise Étienne Mullet
«Le pardon n’a pas la même valeur dans les sociétés occidentales que dans les pays ou le système judiciaire a été centralisé plus tardivement. Dans les tribus africaines par exemple, un acte négatif entraine une rupture de l’harmonie du groupe. Le pardon est alors le seul moyen de rétablir l’équilibre, il est le but recherché. Et lorsqu’il échoue, la communauté organise une sorte de processus judiciaire pour faciliter le pardon et la réconciliation. »

Le pardon serait ainsi une des clés pour mieux vivre en société. C’est en tout cas le pari de Robert Enright, de l’Université du Wisconsin, qui a lancé il y a une dizaine d’années un programme d’éducation au pardon dans les écoles de Belfast, en Irlande du Nord, marquées par la pauvreté et la violence entre catholiques et protestants. A raison de dix-sept sessions de quarante-cinq minutes environ par classe, les enseignants lisent des histoires mettant en scène des relations conflictuelles et en discutent avec leur classe.
« La clé pour enseigner le pardon est d’aider les élèves à comprendre que tout un chacun a de la valeur même s’il agit mal, détaille Robert Enright. Nous apprenons aussi aux enfants à faire la distinction entre pardon et justice.» Résultat, l’agressivité a sensiblement baissé, les enfants ont progressé en classe et ils se sont mis à mieux coopérer. Le programme touche aujourd’hui des milliers d’écoliers chaque année à Monrovia (Liberia), Jérusalem ou encore Athènes. «Nous menons actuellement des recherches dans les prisons de haute sécurité américaines, poursuit le chercheur. Nous pensons que les détenus ont été maltraités au cours de leur histoire personnelle, avant de commettre des crimes. Si on leur donne les outils pour pardonner à ceux qui leur ont fait du mal, alors leur colère diminue, ainsi que le niveau général d’agressivité dans la prison.»

Les avantages du pardon ne s’arrêtent pas là : il permet de se sentir plus léger, y compris au sens propre. En 2015, une équipe de l’université Erasmus de Rotterdam a demandé à deux groupes d’étudiants de se remémorer un événement passé où ils avaient accordé leur pardon pour les uns, refusé pour les autres. Puis les cobayes devaient sauter cinq fois le plus haut possible, sans plier les genoux. Ceux qui avaient pardonné bondissaient en moyenne à 30 centimètres, alors que ceux ayant gardé du ressentiment ne dépassaient pas 21,5 centimètres ! La rancœur pesait littéralement sur leurs épaules... Si le pardon déleste d’un poids, il permet aussi de diminuer la pression artérielle, ralentir le rythme cardiaque et relâcher la tension musculaire du visage comme l’ont montré des chercheurs du Hope College (Etats-Unis).
Autre atout : l’espérance de vie s’allonge. A condition toutefois d’accorder un pardon inconditionnel – qui ne dépend pas des excuses de l’offenseur. A l’inverse, les personnes rancunières souffrent plus souvent de maux de tète, de problèmes digestifs, d’anxiété et de troubles du sommeil. La chercheuse Amy Owen, de l’université de Duke, a également mis en évidence que les patients atteints du VIH, qui avaient réussi à pardonner à la personne les ayant contaminés, présentaient un taux plus élevé de CD4, les cellules en charge de coordonner le système immunitaire... Enfin, en 2005, un programme de sensibilisation au pardon a été mené à Belfast auprès de proches de personnes tuées pendant le conflit nord-irlandais Résultat, après six mois, le stress avait diminué de 50 %, la dépression de 40 % et la colère de 23 % chez les participants

Nous n'avons pas forcément besoin de pardonner pour guérir de nos blessures Dans le courant de la psychologie positive, le pardon, l’optimisme et la gentillesse sont les fondements de la paix intérieure et de relations harmonieuses. En France, Olivier Clerc, auteur de Peut-on tout pardonner?, a fondé les Cercles de pardon. Il en existe aujourd’hui près d’une centaine, en France, en Suisse et en Belgique. L’approche lors de ces réunions peut sembler déroutante, car les participants se demandent d’abord pardon à eux-mêmes. «Cela peut paraitre paradoxal, car lorsqu’on a vécu des choses difficiles, on attend des excuses de celui qui nous a blessés, détaille Olivier Clerc. On est dans une position d’attente, de victime. Mais dans les cercles, on se demande pardon pour la colère ou le désir de vengeance ayant découlé d’une offense. Ainsi on devient acteur de la guérison, on retrouve un espace de pouvoir.»
Dans la même veine, la méthode hawaïenne Ho’oponopono, très en vogue, invite à « nettoyer sa mémoire de toute souffrance toxique » en répétant au quotidien ce mantra :
« Désolé - Pardon - Merci - je t'aime ».

Certains psys mettent néanmoins en garde contre ces pommades miracles. En 2003, la psychanalyste suisse Alice Miller regrettait que, dans certains programmes thérapeutiques, l’issue soit forcément le pardon, prétendument nécessaire à la guérison : « Le pardon me supprime pas la haine latente ni la haine de soi-même, il les enfouit de manière très dangereuse».
Évidemment, si l’on mesure le niveau de stress on d’anxiété à la sortie d’une séance de pensées positives, on se sent mieux »
«Quels sont les effets à long terme? Les patients qui refoulent la colère et la haine, par des pensées positives, adoptent des comportements de plus en plus rigides : certains travaillent à s’en rendre malade, d’autres peuvent soudainement passer à l’acte en agressant leur entourage. Ils cherchent à tout prix à faire taire une souffrance qui a pourtant besoin d’être exprimée.» Mathias Fournier, thérapeute émotionnel.
Selon ce spécialiste, le pardon peut être réparateur à condition que l’agresseur reconnaisse son tort, et soit en empathie avec la victime. «Nous n’avons pas nécessairement besoin de pardonner pour guérir de nos blessures Une fois que nous éprouvons notre colère et notre tristesse, nous pouvons nous reconstruire et lâcher le désir de vengeance et de combat.»
Dans la même veine, le psychologue James McNulty, de l’Université de Floride, a montré que, dans le couple, mieux vaut parfois une bonne colère qu’un pardon accordé trop vite. En analysant les résultats d’études récentes sur le mariage, le chercheur a mis en évidence ses effets pervers dans certains couples : il peut inciter le partenaire qui a transgressé les règles (en dépensant trop d’argent, en étant infidèle. . .) à recommencer.
Pardonner, oui, mais pas les yeux fermés!

Les 5 étapes du pardon.
Le pardon est un « processus », un «chemin », selon le psychologue américain Robert Enriqht (Université du Wisconsin), comportant une vingtaine d'étapes, cinq dans sa version simplifiée:
- Admettre que l'on a été traité injustement, que l'on est blessé émotionnellement et réellement en colère.
- S'engager envers soi-même à pardonner pour aller mieux et à ne pas nourrir de désir de vengeance.
- Adopter une vision plus large de la situation et ne plus réduire l'autre à son acte répréhensible. C'est le «pardon cognitif».
- Reconnaitre la part d'humanité de l'offenseur et s'ouvrir à la compassion.
- Dépasser sa souffrance grâce à un acte positif qui permet d'apaiser sa douleur et de reprendre la main sur sa vie. C'est le «pardon émotionnel».
En conclusion, bien provisoire...
Je vous livre ci-dessous deux textes de jean Vanier et Lytta Basset donnant un éclairage non de religion mais de foi qui résonne (raisonne ?) fortement en moi.

Comment pardonner quand on a été blessé dans notre propre chair, quand quelqu’un nous a causé un mal infini ? Avant d’aller plus loin, il faut dire que pardonner, c’est quelque chose d’impossible humainement. Il n’y a que Dieu qui puisse par donner. A vue humaine, certaines blessures sont trop profondes, trop intimes. Mais le pardon fait partie d’un grand désir de Dieu de rapprocher les êtres humains. Le drame de notre monde tient à toutes ces séparations, ces brisures qui sont le fruit de la haine. Il est probable que ces personnes qui font fait du mal n’éprouvent aucun remords. Le pardon, c’est un chemin que chacun de nous peut entreprendre seul, tout seul, dans un désir de rapprochement, parce que tout ce qui est de l’ordre de la séparation est douloureux pour Dieu, pour soi et pour les autres.
Jean Vanier, fondateur des Communautés de l’Arche
OU BIEN ENCORE

Le pardon, ce n’est pas la réconciliation. Le pardon, c’est un mouvement à l’intérieur de nous-mêmes, inspiré par Dieu, qui désire un rapprochement, et c’est tout ! Que faire ? La marge de manœuvre est étroite. Mais nous pouvons prier pour ces personnes en comprenant qu’au plus profond d’elles, il y a sans doute une blessure, un déchirement ; mais qu’au-delà de ce déchirement subsiste aussi une innocence, quelque chose de pur et de beau. Il s’agit avant tout de se mettre en route non pas en posant des actes, mais en priant. Dans cet élan intérieur, nous pouvons également demander pardon pour nos propres manquements éventuels à leur égard. .. Le pardon, c’est une recherche donnée par Dieu pour « changer nos cœurs de pierre en cœurs de chair », comme le dit le prophète Ézéchiel. Et cela ne peut venir que si Dieu t’en donne la force à travers son Esprit saint.
Lytta Basset, théologienne et psychologue suisse
SOURCES
Inexploré n° 32 4° trimestre 2016.
Ça m’intéresse n°430 de décembre 2016,
Panorama n° 535 décembre 2016.