L’homme se déplace depuis la préhistoire, mais cette aptitude est mise en danger par notre sédentarité et se remettre en marche est une question de survie
Durant l’évolution, la conquête de la marche a donné de nombreux avantages à notre espèce. Mieux, c’est en marchant que l’homme s’est différencié des autres hominidés et qu’il est devenu ce qu’il est.
« Il faut se sortir de la tête l’idée que l’homme a quitté sa forêt pour se mettre à marcher dans la savane», annonce Pascal Picq, paléoanthropologue au Collège de France et auteur de Premiers Hommes (éd. Flammarion). Nos ancêtres ont commencé à se déplacer dans les arbres, le corps redressé, il y a 14 millions d’années. Et l'homme est loin d’être le seul à se tenir sur ses deux jambes Dans la lignée africaine des hominidés — dont nous faisons partie avec les chimpanzés, les gorilles et les bonobos —, toutes les espèces sont bipèdes. Elles se déplacent dans les arbres et pratiquent la marche occasionnelle au sol, chacune avec ses propres techniques. «Les découvertes récentes de nouveaux fossiles témoignent d’une grande diversité de bipédie, plus ou moins affirmées il y a 7 millions d’années, poursuit le spécialiste. Il n’y a donc pas une seule bipédie, mais des bipédies. Mon hypothèse est que notre lignée l’a développée, en a fait son moyen locomoteur privilégié, alors que la lignée des grands singes africains l’a progressivement oubliée, moins chez les bonobos et totalement chez les gorilles.»
Comment expliquer le choix stratégique alors opéré par nos ancêtres ? Les reconstitutions de l’environnement de Toumaï — hominidé fossile découvert au Tchad en 2001 — attestent de l’existence de paysages avec des forêts denses et humides, des parcelles marécageuses, des savanes plus ouvertes et des zones désertiques «Les changements climatiques et l’accentuation de la saisonnalité ont posé des problèmes de dépendance alimentaire à nos ancêtres. Dans les forêts, les petits singes qui règnent alors leur font de la concurrence. Les australopithèques (de 6 à 2,5 millions d’années avant notre ère) vont systématiser et perfectionner l’usage de la bipédie pour conquérir de nouveaux espaces et chercher de la nourriture, dans un élan de coévolution avec leur environnement. »
A la naissance, un enfant possède le réflexe archaïque de la marche qui disparaît vers 3 mois. Aujourd’hui, cette aptitude à la bipédie est d’ailleurs appréhendée par le bébé humain bien avant de naitre. C’est in utero, bercé par les mouvements réguliers de la marche maternelle, qu’il apprend à marcher. Il fait l’expérience des variations de la verticalité et de la motricité. A la naissance, il possède le réflexe archaïque de la marche, mais ne tient pas debout car ses membres inférieurs ne peuvent pas soutenir son poids et sa colonne vertébrale a la forme d’une virgule. Ce réflexe disparait vers 3 mois, et la courbure vertébrale se modifie pour lui permettre de s’asseoir, de ramper, puis enfin de marcher vers 12 mois. «L’enfant construit sa motricité grâce à ses neurones miroirs et à la proprioception, c’est-à-dire sa sensibilité profonde, consciente et non consciente de son corps dans l’espace, détaille l’ostéopathe Jacques-Alain Lachant. Il la construit aussi à travers la motricité de ses parents qui le portent. Il perçoit le monde par le corps et les affects de l’autre. Plus le contact avec le parent est niche, plus sa motricité 1e sera aussi. L’enfant a toutes les potentialités pour devenir un bon marcheur‘, à condition qu’il soit stimulé avec la plus grande bienveillance par son environnement.» L’enfant présente d’abord une marche dite homolatérale, c’est-à-dire qu’il se balance alternativement sur la droite, puis sur la gauche. Ce n’est que vers l’âge de 7 ans qu’il possède la même forme de marche bipède que l’adulte.
Si nos bébés savent encore marcher, la sédentarité croissante des enfants et des adolescents, elle, inquiète. L’Observatoire national de l’activité physique et de la sédentarité, dans un récent rapport, pointe que 43 % des élèves de grande section de maternelle passent plus d’une heure par jour devant un écran les jours d’école. Un taux qui grimpe à83 % les jours où ces enfants restent a la maison. Selon les chiffres de l’OMS, la sédentarité est le quatrième facteur de «décès évitables» sur terre. Elle serait responsable du quart des cancers du sein et du colon, de 27 % des diabètes de type 2, de 30 % des maladies cardiaques et de l’obésité croissante de nos sociétés. La sédentarité serait donc en train de nous tuer a petit feu.
Une histoire qui ne date pas d’hier puisqu’elle remonte a 12 000 ans avant notre Ere ! «L’invention de l’agriculture et des villes a signé le début du déclin progressif de notre marche, relève Pascal Picq. Nous avons adopté des comportements qui ne sont pas “naturels” avec le travail et la sédentarisation.
Depuis la fin de la préhistoire, l’humain a perdu en moyenne près de la moitié de sa masse osseuse et musculaire, le volume de son cerveau a diminué de 200 a 300 centimètres cubes et sa taille moyenne au niveau mondial est passée d’environ 1,70 à 1,55 mètre. Il y a urgence pour notre espèce à se remettre en marche. Cette activité ouvre à la fois le chemin et l’esprit ; elle est la source de l’empathie envers les paysages (la nature) et les autres (les humains). La diversité des langues et des cultures s’est construite à pied.»
Des mairies repensent l’aménagement des centres-villes pour nous inciter à effectuer plus de trajets à pied. Pour réveiller notre fibre de marcheur et nous inciter à aller à pied, de plus en plus de métropoles se creusent la tête. «Au-delà d’un quart d’heure de marche, il est rare que les gens fassent le trajet à pied», révèle Sonia Lavadinho, qui se présente comme une psychologue des villes. Cette experte en «marchabilité» des espaces urbains est directrice de Bfluid, un bureau d’études et de projets dans le domaine de la mobilité. Elle a notamment travaillé pour Paris, La Rochelle, Grenoble et Saint-Etienne, et planche depuis un an sur le réaménagement du centre-ville de Rouen. «Pour diagnostiquer la “marchabilité” d’une ville, je l’arpente en me mettant a la place de l’autochtone. On est dans un rapport émotif : ai-je envie d’accélérer pour quitter au plus vite une zone ou, au contraire, ai-je envie de ralentir parce que je m’y sens bien? Suis-je agressée par le bruit? Etc. Je suis attentive a tous les détails.» L’équipe demande aussi à des habitants de dresser des cartes mentales de leur parcours, de pointer sur un plan les endroits qu’ils préfèrent ou ceux qu’ils détestent. «Généralement, les moments désagréables de leur trajet disparaissent de leur récit, poursuit la chercheuse.
Cela permet de pointer rapidement les espaces a restructurer. In fine, ce qui nous intéresse, c’est d’aimer les villes où l’on vit. Tout l’enjeu est de faire des environnements à vivre, pas forcément a marcher.»
Et pour nous pousser à utiliser nos jambes, des études ont montré qu’il nous faut un maximum d’espaces permettant de... s’asseoir! « C’est tout le paradoxe, s’amuse Sonia Lavadinho. La présence de relais est déterminante, c’est-à-dire d’éléments qui vont attirer notre attention et nous inciter à ralentir le rythme. Une terrasse de café, un parc, des boutiques... On ne va pas forcément s’y installer, mais il suffit de voir un enfant manger une glace ou un couple discuter sur un banc pour augmenter le potentiel d’empathie du trajet.» Pour vous tenir en haleine sur un parcours de vingt minutes et vous convaincre définitivement de le faire à pied, il faut des relais, des souffles toutes les cinq ou sept minutes. Les études économiques montrent aussi que les villes qui facilitent la marche sont celles qui voient leur PIB augmenter le plus fortement. Bref, tout le monde y gagne !
Elle stimule les zones du plaisir.
Près de Tokyo, une équipe a demandé à 33 hommes de faire une promenade de quinze minutes dans un parc puis, le lendemain, un parcours dans les rues adjacentes. Les chercheurs ont observé des rythmes cardiaques plus rapides et une activité du système nerveux parasympathique plus élevée chez leurs cobayes quand ils marchaient dans des rues bruyantes. Les participants se sentaient plus « détendus» et «revigorés » après leur tour dans le parc. Est-ce la marche ou la simple vision de la nature qui nous détend ? Deux chercheurs en psychologie de l’Université de l’Iowa ont voulu en avoir le cœur net. Pour éliminer le biais des émotions positives dues au contact avec la nature, ils ont demandé à 453 sujets de choisir entre marcher dans le parc du campus, regarder une vidéo de la marche et marcher sur un tapis roulant dans une pièce vide, et de noter par écrit leur état d’esprit avant et après. Chez tous les marcheurs, les pensées négatives ont laissé la place à des émotions positives ! Selon les chercheurs, la marche est liée chez l’être humain à la recherche de nourriture et de partenaires sexuels et serait donc associée au plaisir dans le cerveau.
Elle aide à libérer la parole les émotions.
La Walk and talk therapy est née en 2005 aux Etats—Unis, le jour où le psychologue Clay Cockrell suggéra à un patient surbooké un rendez-vous dans un parc de New York. En France, le coach et thérapeute Philippe Castan a fondé la structure Chemin aidant . Le temps d’une marche de trois à neuf jours, il accompagne des personnes, seules ou en petit groupe. «Je sors le client de son environnement habituel et l’amène dans le mouvement. Je marche à coté de lui ou légèrement en retrait. La parole se libère, le patient ne subit plus le regard de l’autre.» A chaque fois, le thérapeute veille à construire un parcours porteur de sens pour le patient. Pour accompagner un passage à la retraite, l’itinéraire pourra se terminer par une arrivée au lieu-dit La Retraite, dans la Sarthe. Avec les couples, ils marchent entre deux sites baptisés L’Espoir (Maine-et-Loire), en passant par La Jalousie ou La Monnaie. «Apres un ou deux jours de marche, la fatigue du corps abaisse les barrières psychologiques, la réflexion se met à flotter. La personne devient plus ouverte à son environnement. Des liens peuvent alors s’opérer entre le paysage et son cheminement intérieur. La vision d’un arbre seul au milieu d’un grand plateau désertique peut renvoyer un patient à sa solitude par exemple et provoquer une décharge émotionnelle. La marche mène aussi vers des questions existentielles sur la liberté, les limites, le sens de la vie.»
Elle met le corps et les pensées en harmonie.
L’ostéopathe Jacques-Alain Lachant, auteur de l’ouvrage Bien marcher, ça s’apprend (éd. Payot) et responsable de la consultation sur la marche à la clinique du Mont-Louis (Paris), a développé une approche globale, la « marche portante », pour prendre en charge ses patients. Il s’agit d’un état où «la personne se sent “portée” depuis ses pieds jusqu’au sommet du crâne dans un mouvement fluide, dansé, comme un swing, détaille le spécialiste. Je réapprends à mes patients à marcher, par des exercices concrets. Ils découvrent alors une sensation de légèreté au niveau articulaire, et les douleurs au cours de la marche pour lesquels ils étaient venus me consulter disparaissent assez vite».
Les effets sur le bien-être global sont manifestes. «Le regard se lève et porte loin, les cogitations négatives s’estompent, la pensée devient harmonieuse. C’est comme un autre “état de soi” dans la marche et dans la vie. Plus notre motricité est harmonieuse, mieux le cerveau fonctionne. Et plus on a de désir, plus on est créatif. Le corps et la psyché sont alors en harmonie. »
Elle réveille la créativité.
«La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées : je ne puis presque penser quand je reste en place; il faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit», écrit Jean-Jacques Rousseau dans ses Confessions, au XVIII° siècle. En 2014, une équipe de l’université de Stanford a apporté la preuve de cette intuition: la mise en mouvement du corps stimule la créativité. Les chercheurs ont demandé à 176 participants de se prêter à des tests fondés sur la «pensée divergente».
Ils devaient ainsi imaginer d’autres façons d’utiliser des objets du quotidien en moins de quatre minutes. Le premier groupe restait assis, le second marchait sur un tapis roulant. Les marcheurs ont généré en moyenne 60 % d’idées créatives en plus que le groupe resté immobile. Dans un autre exercice, les participants étaient testés sur leur capacité à générer des comparaisons imagées pour illustrer des concepts complexes : 100 % des marcheurs ont au moins une bonne idée, contre 50 % de ceux restés sur leur chaise.
Cinq effets mesurés sur le corps.
Une augmentation de l’hippocampe de 2%.
Une probabilité d’avoir un cancer du sein réduite de 30% : si les femmes pratiquant la marche risquent moins d’avoir un cancer du sein, les sédentaires qui se remettent, après la déclaration de la maladie, à la marche active réduisent de 24% le risque de mourir des suites de leur cancer.
Un risque d’infarctus inférieur de 30% : la marche participe à renforcer les muscles comme les capacités respiratoires.
Un risque d’AVC diminué de 24 : oxygénation du sang, meilleure circulation mais aussi renforcement du système immunitaire.
41% de fractures du fémur en moins. Une étude l’a démontré chez les femmes ménopausées marchant quatre heures par semaine : l’activité fortifie les os et réduit les risques de chutes chez les personnes âgées en général
Source : Ça m’intéresse mai 2017.