Dans cet archipel polynésien, des essences variées poussent près des sanctuaires, les «marae». Choisis et plantés selon des critères symboliques, ces arbres sont aussi sacrés que les lieux alentour. Une jeune archéologue allemande a entrepris de les recenser.
Majestueux, aérien. L'arbre, lien entre le ciel et la terre dans laquelle il s'enracine, fascine Annette Küh-lem. Cette jeune chercheuse de l'Institut archéologique allemand (IAA) de Bonn (Allemagne) a reçu l'accord du ministère de la Culture français pour mener des campagnes de prospection — les premières du genre — dans deux îles de l'archipel des Marquises, Nuku Hiva, dans le groupe nord, et Hiva 0a, dans celui du sud. Objectif: recenser les essences présentes dans les anciens sanctuaires. Ces sites tabous (tapu) —appelés marae, me'ae ou pae pae selon les régions du Pacifique —se présentent sous la forme de grandes esplanades, souvent pavées de pierres basaltiques et de corail, surmontées de plateformes en pierres (ahu) sur lesquelles étaient disposées les tikis, les divinités sculptées dans de la roche, du corail ou du bois. Ils étaient consacrés aux dieux et aux ancêtres. Pour la première fois, l'un de ces majestueux sanctuaires, le marae de Taputapua-tea, situé sur l'île de Raiatea en Polynésie française, vient d'ailleurs d'être inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l'Unesco (lire S. et A. n° 846). « Nos observations ont permis d'établir que les arbres faisaient partie intégrante de ces architectures, explique la jeune femme. Ils n'y étaient pas disposés au hasard mais choisis et plantés selon des critères symboliques qui façonnaient ces lieux de culte. » L'intérêt d'Annette Kühlem pour ces représentants du règne végétal est né sur l'île de Pâques (Rapa Nui) où elle travaille depuis 2010. Lors de fouilles menées avec son confrère Burkhard Vogt à Ava Ranga Uka A Toroke Hau, elle a constaté qu'un type particulier de palmier aujourd'hui disparu (Jubaea sp) était systématiquement lié aux sites cérémoniels pascuans. Une observation qui s'inscrit dans la lignée des premières études conduites par le biogéographe Sébastien Larrue, maître de conférences à l'université de Clermont-Auvergne, lequel avait déjà fait état de l'usage des arbres comme marqueurs culturels.
Chants, mythes et légendes comme sources Désormais, la jeune chercheuse allemande arpente les hautes vallées volcaniques des Marquises pour retrouver les arbres sacrés sur ces terres chères au peintre Paul Gauguin, où une quarantaine de sanctuaires ont été repérés. « À la différence de l'île de Pâques où peu d'archives ont survécu à la déportation des Pascuans vers le Pérou au XIX° siècle, de nombreuses enquêtes ont permis de collecter quantité de mythes, chants et légendes en Polynésie. Autant de documents ethnographiques sur lesquels il est possible de s'appuyer », explique la chercheuse.
« Ces végétaux étaient une composante vivante du sanctuaire. Ils accueillaient les esprits pendant les cérémonies » Annette Kühlem, archéologue, Institut archéologique allemand, Bonn
Ainsi, le tamanu (Calophyllum inophyllum), de plus de 20 m de haut et de 2 m de diamètre, est lié à Tane, le dieu de la forêt. On rencontre sa silhouette massive associée au paysage des principaux marae. « Les aitos (Casuarina equisetifolia) [appelés aussi filaos] étaient associés à Oro, le dieu de la guerre, et plantés autour des marae royaux », poursuit Annette AnnetteKülhem. C'est dans leur tronc qu'étaient sculptées les idoles, les branches et ramures servant à exposer les prises de guerre. « Des prisonniers pouvaient y être pendus », précise l'archéologue. Michel Orliac, chercheur émérite au CNRS, grand spécialiste de Rapa Nui, avait quant à lui déjà signalé la présence du miru (Thespesia populnea) ou encore du pua (Fagraea berteroana), intentionnellement dressés en bordure des sanctuaires. « Tous ces végétaux représentaient une composante vivante de l'édifice. Jusqu'à leur ombre! Ils servaient à accueillir les esprits pendant les cérémonies », détaille Annette Kühlem. « Les arbres sacrés pouvaient également être des lieux de sépulture », précise le botaniste Jean-François Butaud, consultant en botanique polynésienne. Lors d'enterrements dits secondaires, plusieurs années après le décès, les restes des défunts étaient ainsi déposés entre les racines des banians (Ficus prolixa), l'âme étant censée transiter par celles-ci. «II m'est arrivé d'apercevoir encore un de ces crânes, certains de ces géants pouvant contenir plusieurs corps. Jusqu'à un chef dans sa pirogue », précise Annette Kühlem. Le banian constitue par ailleurs un véritable marqueur archéologique. « De loin, il annonce presque toujours la présence d'un sanctuaire. » Dans ces îles pourtant fortement christianisées, cette espèce végétale est toujours très respectée des insulaires, qui en connaissent l'histoire. « Ce rituel devait encore être pratiqué au tout début du XX° siècle, puisqu'un crâne porteur d'une dent en or a déjà été signalé », poursuit l'archéologue.
Carottage et carbone 14 pour dater les spécimens
La mission d'Annette Kühlem consiste également à déterminer l'âge de ces arbres, avec l'aide du dendrochronologue allemand Karl-Uwe Heussner. Une étude difficile à mener en zone tropicale en raison de la croissance continue de ces végétaux, lesquels ne produisent pas tous des cernes annuels. Quand cela était possible, les chercheurs ont procédé à des carottages, pour compter les anneaux. Dans les autres cas, c'est la méthode de datation au carbone 14 qui a été utilisée. « Nous avons ainsi pu établir que certains d'entre eux remontent au XVII° siècle », ajoute la chercheuse, qui a par ailleurs choisi d'utiliser aussi des drones. Elle souhaite en effet réaliser des restitutions 3D afin de reproduire virtuellement ces anciens lieux de culte et y placer précisément les arbres sacrés. De quoi déterminer s'il existe un agencement particulier des espèces, ou une association spécifique entre essences et types de sanctuaires.. Bernadette Arnaud
Annexion : une présence française à partir du XIX° siècle.
Peuplées lors des migrations polynésiennes vers le début de notre ère, les îles du Pacifique n'ont été découvertes par les Occidentaux qu'au XVII° siècle.
Dans leur compétition avec l'Angleterre, en mai 1842, les îles Marquises ont été le premier archipel du Pacifique annexé au nom de la France, par l'amiral Dupetit-Thouars.
En septembre de la même année, il imposa à la reine tahitienne Pomaré un protectorat sur l'ensemble des îles de la Société.
Source : Sciences et Avenir N° 847 - Septembre 2017
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