Dans un livre plein de grâcele forestier Peter Wohlleben nous apprend comment s'organise la société des arbres. Les forêts ressemblent à des communautés humaines. Les parents vivent avec leurs enfants, et les aident à grandir. Les arbres répondent avec ingéniosité aux dangers. Leur système radiculaire, semblable à un réseau internet végétal...
La lenteur illustrée par l'arbre lauréat 2019 : le hêtre de Sorèze
J'ai longtemps ignoré avec quelle lenteur les arbres poussaient.
Il y a dans mon district de jeunes hêtres qui mesurent entre 1 et 2 mètres de hauteur. Autrefois, je leur aurais donné 10 ans, tout au plus. Puis j'ai commencé à m'intéresser aux mystères en marge de la sylviculture et je les ai observés de plus près. L'âge des jeunes hêtres peut s'estimer à la lecture des petits nœuds présents sur les rameaux. Ces nœuds sont de minuscules grosseurs à l'aspect plissé. Elles se forment chaque année sous les bourgeons. Au printemps suivant, quand le bourgeon s'ouvre, le rameau s'allonge mais le nœud reste. Le phénomène se reproduisant chaque année, le nombre de nœuds correspond à l'âge du sujet. Quand le diamètre du rameau dépasse 3 millimètres, les nœuds disparaissent dans l'écorce.
Chez mes jeunes hêtres, une brindille de 20 centimètres présentait déjà 25 petits renflements. Le diamètre du tronc ne permettait plus de déceler des indices de croissance, mais une prudente extrapolation à partir de l'âge des rameaux permettait d'estimer l'âge des arbres à au moins 80 ans, si ce n'est beaucoup plus. À l'époque, cela me paraissait incroyable ; depuis que j'ai enrichi mes connaissances sur les forêts primaires, je sais que c'est tout à fait normal. Les petits arbres ne demandent qu'à se développer ; grandir de 50 centimètres par an leur conviendrait très bien.
Malheureusement, leurs mères ne sont pas d'accord. Elles recouvrent leur pro géniture de leurs immenses houppiers qui, avec ceux des arbres adultes voisins, forment un toit épais au-dessus de la forêt. Seuls 3 % des rayons du soleil filtrent jusqu'au sol, et donc jusqu'aux feuilles de leurs enfants. Trois pour cent, ce n'est pratiquement rien. Cela permet tout juste une activité photosynthétique suffisante pour maintenir un végétal en vie. Croître en hauteur ou gagner en épaisseur n'est donc pas envisageable. Et comment se rebeller contre cette éducation à la dure quand on n'a pas d'énergie? Cette éducation? Oui, car il s'agit d'une mesure pédagogique dont le seul but est le bien-être des jeunes. L'idée n'est pas fantaisiste, c'est un concept que les forestiers utilisent depuis des générations.
Cette mesure éducative est la restriction de lumière. Mais à quoi sert cette limitation ? Les parents n'ont-ils pas à cœur de voir leur progéniture devenir rapidement autonome ? Non, pas les parents-arbres, tant s'en faut, et depuis peu la science soutient leur position. Elle a en effet constaté que croître lentement en début de vie conditionnait la possibilité d'atteindre un grand âge. Nous perdons facilement de vue ce qu'est un grand âge pour un arbre, car la sylviculture moderne n'attend pas plus de 80 à 120 ans pour abattre et transformer des arbres plantés. Dans des conditions naturelles, à cet âge, les arbres sont à hauteur d'homme et gros comme des crayons. Conséquence de la lenteur de leur croissance, les cellules de leur bois sont très petites et renferment peu d'air. Ils en acquièrent une flexibilité qui leur permet de supporter les vents violents sans se casser. Plus important encore, ils résistent mieux aux champignons dont la propagation est limitée par la dureté des tissus internes. Les atteintes à leur intégrité ne sont pas dramatiques, car ils peuvent fabriquer de l'écorce pour recouvrir les plaies avant que de la pourriture s'installe. Si une bonne éducation est garante de longévité, la patience des enfants-arbres peut être mise à rude épreuve.
«Mes» petits hêtres, qui attendent depuis au moins 80 ans, subsistent à l'abri de mères-arbres âgées d'environ 200 ans, ce qui équivaut à une quarantaine d'années pour un homme. Ces très jeunes arbres vont sans doute devoir encore végéter deux siècles avant d'avoir leur chance. Les mères veillent toutefois à adoucir l'attente. Elles établissent des contacts avec eux par les racines, et en bonnes mères nourricières abreuvent ainsi leurs petits en sucres et éléments nutritifs.
Il est possible au béotien de savoir si de jeunes arbres sont au stade de l'attente ou prêts à jaillir vers le ciel. Observez les petites branches d'un jeune sapin blanc ou d'un jeune hêtre. Si les branches latérales sont nettement plus longues que la tige maîtresse verticale, le jeune est en phase d'attente. Comme la lumière qu'il reçoit ne lui permet pas de synthétiser l'énergie nécessaire à la construction d'un tronc plus long, il s'efforce d'exploiter au mieux les maigres rayons qu'il capte. Ses branches s'étendent à l'horizontale et développent un type particulier de feuilles ou d'aiguilles peu épaisses et très sensibles. Il est fréquent, chez ces petits arbres, que l'on ne distingue plus la flèche ; ils ont un peu l'aspect de bonsaïs à la couronne en parasol.
Un jour, enfin, ils touchent au but. La mère-arbre a atteint l'âge limite ou est tombée malade. Un orage d'été l'achève. Le vieux tronc pourri ne parvient plus à soutenir l'énorme masse du houppier et il se brise sous les effets conjugués de la pluie battante et du vent. Quand le colosse s'effondre, plusieurs des plantules qui patientaient en attendant leur heure disparaissent, écrasées par leur mère. Pour le reste de la jeune troupe, la grande trouée qui s’est formée au-dessus de sa tête donne le signal de départ d’une activité photosynthétique effrénée. Avant de s’en donner à Cœur joie, les jeunes pousses doivent modifier leur métabolisme, former des feuilles et des aiguilles qui résistant mieux à la lumière et peuvent la synthétiser de façon optimale. Cela prend entre une et trois années supplémentaires. Cette étape franchie, c'est à qui arrivera le premier. Désormais, tous les petits aspirent à grandir mais seuls vont rester en course ceux qui poussent bien droit, sans détour ni tergiversation. Les dissipés qui se figurent qu'ils ont tout loisir d'aller voir à droite ou à gauche, qui flânent et musardent avant de démarrer pour de bon, ne vont pas tarder à le regretter. Leurs petits camarades ont tôt fait de les dépasser et de les plonger de nouveau dans la pénombre. Cette fois, cependant, il fait beaucoup plus sombre sous le feuillage des jeunes en pleine croissance que sous le couvert de leur mère, car ils consomment presque toute la lumière disponible pour leurs propres besoins. C'est ainsi que les malheureux retardataires s'étiolent, meurent et retournent à l'état d'humus.
D'autres dangers jalonnent le chemin vers les cimes. Dès que la lumière qui coule à flots stimule la photosynthèse et dope la croissance, les bourgeons des rejetons se gorgent de sucre. En phase d'attente, ils avaient tout de pilules coriaces et amères, et voilà qu'ils sont devenus de délicieuses choses sucrées, tout au moins du point de vue des chevreuils. Une nouvelle partie de la descendance finit dans l'estomac des gracieux cervidés qui trouvent là le supplément de calories qui va les aider à passer l'hiver. Les petits sont toutefois tellement nombreux qu'il en reste encore bien assez pour poursuivre l'ascension.
Les espaces soudain baignés de lumière plusieurs années de suite attirent les végétaux à fleurs, dont le chèvrefeuille des bois. Avide lui aussi de croître et de prospérer, il jette ses longues pousses volubiles à l'assaut des troncs sur les¬ quels il s'enroule, toujours vers la droite, dans le sens des aiguilles d'une montre. Solidement accroché à son support, il s'élève vers la lumière en même temps que lui et peut bientôt épanouir ses fleurs au soleil. Mais tout a une fin ; avec les années, ses tiges s'enfoncent dans l'écorce et finissent par étrangler les arbustes. La suite est une question de chance: si quelque temps plus tard le toit formé par les couronnes des vieux arbres se referme et plonge le sous-bois dans la pénombre, le chèvrefeuille meurt, et seules restent des cicatrices sur les troncs. Mais si l'ensoleillement perdure, c'est notamment le cas lorsqu'une mère-arbre très grande laisse un vide important, ce sont les arbres-supports qui meurent. Les seuls à s'en réjouir, ce sont les amateurs de cannes aux beaux dessins spiralés que l'on peut fabriquer avec le bois de leurs troncs. Ceux qui ont franchi tous les obstacles avec succès et poussent bien droit ne sont pas encore tirés d'affaire.
Leur patience est à nouveau mise à l'épreuve une vingtaine d'années plus tard. C'est le temps qu'il faut aux voisins de la mère-arbre pour développer de nouvelles branches dans l'espace laissé vacant par sa mort. Car bien sûr, eux aussi saisissent la chance de pouvoir étendre leur surface foliaire, afin de gagner en capacité photosynthétique pour leurs vieux jours. Une fois l'étage supérieur entièrement occupé par le feuillage, l'étage inférieur est replongé dans la pénombre. Les jeunes hêtres, les sapins ou les pins ont à peine parcouru la moitié du chemin qu'ils doivent de nouveau attendre que l'un de leurs grands voisins jette l'éponge. Cela peut durer des décennies, mais à ce stade, les jeux sont faits. Tous ceux qui sont parvenus à mi-hauteur n’ont plus de concurrents à redouter. Héritiers en titre, seuls dans les startings-blocks, ils vont s’élancer à la première occasion, et cette fois sera la bonne.
Source : La vie secrète des arbres de l'ingénieur forestier et écrivain allemand Peter Wohlleben, paru en 2015 sous le titre Das geheime Leben der Bäume et traduit en français aux éditions Les Arènes en 2017.
INRESS 04.12.2017
Photos : Nathalie Roussel
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