En complément de la pensée analytique qui accumule les arguments pour construire un raisonnement, l'intuition jaillit, aidant souvent à prendre une décision. Ce mécanisme inconscient est devenu un objet de recherche pour les neuro-scientifiques.
Décryptage.
En réunion, la situation est bloquée : personne ne trouve la solution pour sortir de la crise. Mais soudain, une petite voix intérieure vous dicte l'idée géniale que tout le monde attendait. Et ça marche ! Vous avez eu « du flair »... Une autre fois, en plein jogging, une joie indescriptible vous envahit : vous tenez enfin la solution à ce problème qui vous taraude depuis des jours ! Vous avez une « révélation » ou insight... Chacun, au cours de sa vie, expérimente ainsi des moments où des problèmes qui paraissaient insolubles l'instant d'avant deviennent limpides comme par enchantement. C'est ce qu'on appelle l'« intuition » (du latin médiéval intuitio issu de intueri, « regarder attentivement ») qui se définit comme la « perception immédiate de la vérité sans l'aide du raisonnement » (Petit Larousse illustre). Autrement dit, le résultat d'un mécanisme inconscient qui, pourvu qu'on l'écoute, aide à prendre des décisions. Longtemps considérée comme irrationnelle, à la frontière de la parapsychologie, l'intuition est désormais un « vrai » domaine dé recherche. L'Américain John Kounios, professeur de psychologie à l'université Drexel (Philadelphie, États-Unis), coauteur avec Marc Beeman d'Eurêka Factor (2015) en a notamment fait un objet d'étude. « Personne ne sait si Archimède a réellement crié "Eurêka !" en sautant de son bain et couru dans Syracuse en clamant sa découverte, explique-t-il.
Mais l'histoire a perduré durant deux millénaires car elle résonne en nous. Comme lui, nous avons [ce que l'on appelle en anglais] des "aha moments". Ces moments d'illumination sont des expériences puissantes qui peuvent changer, pour certaines, la face du monde. »
Une découverte majeure dans le traitement du cancer John Kounios aime ainsi raconter l'histoire du docteur Judah Folkman qui fit une découverte révolutionnaire dans le traitement du cancer dans les années 1970 à la suite d'une formidable série d'intuitions. Jeune chirurgien diplômé de Harvard, il s'engage dans la marine sur le porte-avions nucléaire USS Enterprise. Sa mission : étudier la fabrication d'un sang artificiel pouvant être conservé au bloc opératoire durant les longues traversées. Folkman, qui conduit des expériences sur la survie de cellules cancéreuses de souris quand on les plonge dans des bains d'hémoglobine, constate quelque chose d'inattendu : elles cessent de se multiplier dès qu'elles forment une tumeur de la taille d'une tête d'épingle. « Il a alors sa première intuition géniale, expose John Kounios. Les tumeurs ont besoin d'un apport substantiel en sang par les vaisseaux sanguins sans quoi elles ne peuvent pas se développer au-delà d'une certaine taille. Il se dit que s'il parvenait à isoler les facteurs chimiques qui régulent la formation des vaisseaux sanguins, alors il pourrait contrôler les tumeurs et même les tuer en les privant de "nourriture"! » Sa théorie reçoit un mauvais accueil. Mis au ban de la communauté scientifique, Judah Folkman s'accroche pourtant à son intuition. « En dépit du ridicule et du manque de financements, il était sûr de la validité de sa vision, poursuit John Kounios. Il le "sentait." » Le phénomène, qu'il finira par nommer « angiogenèse », sera - enfin! — reconnu comme une étape clé dans la progression du cancer dans les années 1990. Et le premier traitement anti-angiogénique sera donné en 2004, quatre ans avant le décès de l'opiniâtre chercheur. Et l'on pourrait multiplier les exemples célèbres de découvertes intuitives, telle celle du mathématicien irlandais William Rowan Hamilton qui eut la révélation soudaine de la notion de quaternions (nombres réels et complexes) en se promenant avec sa femme en 1843 ; ou encore celle du chimiste allemand Friedrich August Kekulé qui rêva en 1890 la forme exacte du noyau de benzène.
Deux routes cérébrales : une haute et une basse
Point commun de ces découvertes : elles ne procèdent pas de la pensée analytique. « L'intuition est souvent vue comme le fait d'atteindre des solutions de manière directe, sans l'intervention d'un raisonnement logique et analytique », confirme Janet Metcalf, responsable du Laboratoire métacognition et mémoire à l'université Columbia (New York, États-Unis). Alors que la pensée analytique procède par étapes, accumulant les arguments pour construire un raisonnement, l'intuition, elle, surgit, provoquant une grande émotion. Ce qui induit qu'il existerait plusieurs façons de prendre des décisions, de trouver des solutions. Pour l'illustrer, Daniel Goleman, psychologue américain auteur de L'Intelligence émotionnelle, file une autre métaphore. Nous aurions deux « routes » cérébrales, la « route haute » qui passe par des systèmes neuraux travaillant «étape par étape et non sans effort», et la « route basse » « un circuit qui opère à notre insu, automatiquement et sans effort, à une vitesse incroyable ». Celle-ci emprunte des circuits neuraux qui traversent le tronc cérébral, l'amygdale et d'autres structures automatiques d'importance majeure telles que le cortex cingulaire antérieur, le cortex ventromédian et le cortex orbito-frontal. Elle permet à l'individu de se faire en un éclair une opinion sur une situation donnée, ce qu'on appelle communément la « première impression » (lire p. 29). « L'intuition est une forme d'intelligence qui s'adapte très vite à un environnement mouvant, définit à son tour Christophe Haag, chercheur en psychologie sociale à l'EM Lyon. Comme disait le dramaturge Henry Bernstein "l'intuition est l'intelligence qui a commis un excès de vitesse". » Elle permet de réagir vite, dans les situations où la réflexion est impossible. Pour cela, le cerveau pratique en quelques secondes un « balayage superficiel ». « C'est une sorte de "scan" de la situation qui permet de synthétiser des informations à partir de bribes d'informations sensorielles, définit Christophe Haag. Derrière, elle propose un choix. » C'est exactement ce que nous faisons lorsque nous rencontrons une personne pour la première fois en collectant un maximum d'indices en un minimum de temps pour nous faire une première opinion. Et cela semble efficace !
Les premières impressions sont souvent pertinentes.
Une étude de Samuel Gosling, du département de psychologie de l'université du Texas à Austin (États-Unis), publiée en 2002 le démontre. Le chercheur fait visiter à des volontaires des chambres d'étudiant pendant quelques minutes avant de leur demander de répondre à un test visant à cerner les principaux traits de caractère de l'occupant. En quelques secondes, les participants décrivent des personnalités proches du réel. « Nos observations suggèrent qu'une personne qui a examiné brièvement un environnement forme des impressions qui concordent de manière remarquable avec celles des autres. Et ces impressions sont souvent pertinentes », concluent les auteurs. En revanche, « si les volontaires ont de longues minutes pour réfléchir et délibérer, on observe qu'ils se trompent plus souvent ».
« Le mental intuitif est un don sacré et le mental rationnel est un serviteur fidèle »
Albert Einstein, physicien (1879-1955)
IDÉES REÇUES
La première impression est inconsciente VRAI. Il ne faut que 100 millisecondes au cerveau pour évaluer ce qu'il pense d'un visage, la pensée analytique n'ayant donc pas le temps de l'influencer selon l'étude d'Alex Todorov, de l'université de Princeton (États-Unis). Il a présenté 66 visages à 200 personnes pendant des flashs de 100 millisecondes, 500 millisecondes ou 1 seconde. Les sujets devaient ensuite évaluer leur niveau de fiabilité, amabilité et compétence. Résultats : les notes ne varient guère quelle que soit la durée des flashs. En 100 ms l'opinion est déjà faite! Elle est féminine
FAUX. Le psychologue Richard Wiseman, de l'université du Hertfordshire (Royaume-Uni), a présenté des photographies de visages souriants — sincères ou forcés —à 15 000 hommes et femmes qui devaient reconnaître les sourires authentiques. Les femmes ont réussi dans 71 % des cas contre 72 % chez les hommes!
Rien de plus analytique que les maths
FAUX. Ran Hassin, de l'Université hébraïque de Jérusalem (Israël), a exposé 300 étudiants à des images subliminales (trop rapides pour être conscientes) d'équations simples puis leur a demandé de lire tout haut des nombres qu'il leur présentait. Les étudiants lisent plus vite la bonne réponse à l'équation qu'ils ont vue inconsciemment. « L'intuition des maths » existe bien!
L'expression « avoir du flair » prouve que l'odorat joue un rôle
PEUT-ÊTRE. Intuition et odorat sont souvent reliés. Seule étude sur le sujet : des psychologues de l'université Rice (États-Unis) ont fait renifler à 19 femmes la transpiration de 20 hommes, en état d'excitation sexuelle ou non, alors que l'activité de leur cerveau était enregistrée en IRMf. Résultat : sans qu'elles en soient conscientes, seule la sueur « sexuelle » a activé chez elles des zones cérébrales de la reconnaissance des émotions dans l'hémisphère droit. Insuffisant cependant pour conclure à une communication interhumaine par l'intermédiaire des signaux chimiques subconscients.
L'intuition se détecte en laboratoire.
RNIWKQ, XWXHYF... Ces groupes de lettres sans signification sont produits par ordinateur dans le département de psychologie de l'université de Colombie-Britannique à Vancouver (Canada). Ils sont alors classés en deux familles (A et B), chacune gouvernée par une règle cachée. Par exemple, K suit toujours W dans la famille A alors que Y précède toujours F dans la famille B. Sous l'œil du chercheur Arthur Reber, des volontaires — qui ignorent cette règle — sont chargés de classer rapidement les groupes de lettres dans chacune des familles dès qu'ils apparaissent à l'écran. Au début, le rangement se fait au hasard mais, petit à petit, les participants s'améliorent, comme s'ils avaient « perçu » la loi cachée sans pouvoir la formuler consciemment. La preuve pour Arthur Reber que « nos cerveaux sont très doués pour reconnaître des motifs du monde qui nous entoure de manière inconsciente ». Antonio Damasio et son équipe de l'université de l'Iowa (États-Unis) ont, quant à eux, créé un test qui simule la prise de décision fondée sur l'intuition, l'Iowa Gambling Task. Le volontaire doit piocher 100 cartes dans 4 paquets, la plupart d'entre elles valant des gains mais certaines des pertes. Deux paquets sont cependant à« haut risque » — menant au final à beaucoup de pertes — et deux à « faible risque » garantissant un petit rendement. Les volontaires commencent à reconnaître les bons et les mauvais paquets au bout de 40 à 50 tirages, mais un test cutané montre qu'ils manifestent du stress (mains humides) dès le dixième tirage quand ils puisent dans les mauvais paquets, bien avant d'en avoir conscience ! Le testa également été fait sur des patients amnésiques qui ont échoué à distinguer les bons et mauvais paquets, ce qui confirme que l'intuition est bien basée sur la mémoire.
Il y a les intuitifs et les analytiques
Analytique ou intuitif, chacun l'est plus ou moins. « La plupart des gens utilisent les deux modes de pensée, affirme John Kounios, directeur du Creativity Research Lab, professeur au département de psychologie de l'université Drexel (Philadelphie, États-Unis). L'exclusivité pour l'un ou l'autre mode n'existe probablement pas, c'est un continuum. » Il n'empêche, certaines personnes sont plus analytiques ou plus intuitives : John Kounios et Marc Beeman l'ont prouvé par leurs études en EEG et IRMf chez des sujets en train de résoudre des anagrammes. L'analytique active davantage son cortex frontal gauche (en bleu) alors que l'intuitif privilégie le cortex postérieur droit (en jaune).
Elle peut être agréable ou douloureuse
Se manifestant sous différentes formes — simple impression, impulsion, petite voix intérieure ou révélation soudaine — l'intuition peut provoquer un malaise, ou au contraire un sentiment de bien-être, le fameux gut feeling (sensation dans le ventre) cher aux anglophones. « Avoir mal à l'estomac peut alerter sur le fait que quelque chose dont nous n'avons pas conscience ne va pas, confirme John Kounios, du département de psychologie de l'université Drexel (États-Unis). Comme les intestins sont innervés par des millions de neurones, il n'est pas étonnant que ce "cerveau inconscient" se manifeste dans le ventre. » Il s'agit cependant de ne pas se tromper car cela peut être une simple douleur due, par exemple, a une indigestion... Il faut donc écouter son corps et savoir interpréter ses symptômes en se posant la question lors de l'apparition d'une telle sensation : pourquoi survient-elle ici, à ce moment et dans cette situation?
Le sommeil renforce l'intuition
La meilleure façon d'accroître sa capacité intuitive est d'adopter... une humeur positive ! Une humeur négative, anxieuse, renforce, en effet, la pensée analytique. Annette Bolte, de l'université de technologie de Brunswick (Allemagne) l'a démontré. Elle a demandé à des volontaires de se remémorer de bons ou de mauvais souvenirs puis les a assignés à la résolution de problèmes d'associations de mots en mode intuitif (rapide). Bilan : tous ceux dont la bonne humeur avait été induite par des souvenirs plaisants ont vu leur intuition croître de manière significative, à l'inverse des autres. Autre façon d'améliorer son intuition : dormir. Car le sommeil, en consolidant la mémoire — comme l'ont montré les travaux de Bjôrn Rasch, professeur à l'université de Fribourg, en Suisse (lire Sciences et Avenir n° 804, février 2 014) — aide l'« incubation ». Ce terme désigne la capacité à faire de nouvelles associations d'idées. Par ailleurs, il faut aussi apprendre à « écouter son gutfeeling en portant attention à ses émotions », relève John Kounios, professeur de psychologie à l'université Drexel, à Philadelphie, aux États-Unis (lire p. 31). Pour cela, mieux vaut parfois ne rien faire : « Si votre esprit est constamment occupé à remplir des tâches, le processus d'incubation est inhibé. » Le psychologue conseille également de faire des pauses et des promenades, ou de prendre des douches, « pour laisser de nouvelles idées faire surface ».
Elle se lit sur le visage
Quel est le mot code qui relie le triplet « tapis-vin-nez »* ?
Avant même que vous ayez formulé la réponse, elle se lit sur votre visage! Les chercheurs Sascha Topolinski et Fritz Strack, de l'université de Würzburg (Allemagne), l'ont prouvé en plaçant des capteurs sur le visage de volontaires à qui ils faisaient exécuter des tâches d'association. Lorsque le triplet est cohérent — c'est-à-dire qu'il appelle une réponse simple — les muscles du sourire tressaillent d'un micro mouvement avant même que le sujet n'ait conscience de sa réponse. Alors que lorsque le triplet n'a pas de solution, ce sont les muscles de la moue qui se contractent.
* Le mot code est le « rouge ».
L'imagerie la voit dans le cerveau
Placez des joueurs de shogi (échecs japonais), experts ou débutants, sous IRM fonctionnelle pour mesurer leur activité cérébrale. Présentez-leur différentes parties en cours de leur jeu favori, mais aussi des parties d'échecs occidentaux ainsi que des visages. Et vous verrez que seules les scènes de jeu de shogi activent, chez les joueurs professionnels, une région cérébrale (précuneus postérieur) impliquée dans la cartographie spatiale. Comme si cette zone permettait la reconnaissance de motifs de son domaine d'expertise, comme l'a analysé l'équipe de Keiji Tanaka, du Riken Brain Science Institute (Japon). Les chercheurs ont ensuite demandé à leurs cobayes de formuler le meilleur prochain coup à jouer dans les parties de shogi. D'abord en une seconde —en mode intuitif — puis en huit secondes — en mode analytique. Résultat : en mode intuitif, les joueurs professionnels activent une zone (le noyau caudé) qui intervient dans l'apprentissage et la mémorisation. Ce qu'ils ne font pas en mode analytique. Conclusion : la pensée intuitive serait due au précuneus postérieur qui cartographie le jeu et au noyau caudé qui renvoie à des souvenirs des jeux passés…
«Le diable est dans la délibération ! », clame ainsi un article de Loran Nordgren, de la Kellogg School of Management (Chicago, États-Unis) qui rapporte une étude consistant cette fois à demander à deux groupes d'étudiants de goûter et noter à l'aveugle différentes confitures. Si le premier groupe devait juste indiquer sa première impression, le second devait argumenter ses choix. Quarante minutes plus tard, l'expérience a été réitérée. Et, surprise, ceux qui avaient pris le plus de temps pour argumenter leur choix modifièrent davantage leur classement que les autres. « La délibération introduit du "bruit" dans le processus de prise de décision. D'une certaine façon, trop réfléchir nous éloigne de nos vraies préférences », commente le chercheur. Analyse et intuition seraient donc deux fonctions cérébrales bien distinctes. Janet Metcalf, elle, l'a prouvé de manière assez amusante en donnant à résoudre à des participants un problème analytique — de type algèbre — ou intuitif. Ce dernier consistait à réussir à dessiner quatre arbres de manière à ce qu'ils soient équidistants les uns des autres. « Vous aurez beau essayer de les ranger en carré, en cercle, rien ne marchera, explique-t-elle. Soudain, vous aurez probablement un flash: utiliser trois dimensions au lieu de deux! » Autrement dit, planter un arbre au sommet d'une colline et les trois autres en contrebas, en triangle équilatéral. « Pour parvenir à cette solution, vous devez dépasser l'idée préconçue selon laquelle les arbres doivent être plantés sur une surface plane. » Pour comparer les processus de réflexion entre les candidats en charge de résoudre le problème analytique et les autres, la chercheuse les a régulièrement interrompus pour leur demander s'« ils chauffaient ». Résultat: alors que les sujets qui s'attaquaient à des problèmes analytiques « sentaient » venir doucement la solution, ceux qui planchaient sur le problème intuitif ne ressentaient rien... jusqu'à la révélation finale ! Car leur cerveau conscient n'a pas « vu » la solution arriver, contrairement à celui des autres. « La chose la plus intéressante que nous ayons observée est que si, lors de la résolution d'un problème intuitif une personne ressent qu'elle se rapproche de la solution, cela prédit qu'elle va bientôt produire... une mauvaise réponse ! », commente Janet Metcalf.
Des décisions intuitives basées sur l'expérience
Comment fonctionne cette intelligence rapide, cette connaissance inconsciente? La réponse pourrait bien venir du Riken Brain Science Institute à Tokyo (Japon) qui a observé le cerveau des joueurs de shogi (échecs japonais). Les chercheurs ont découvert que celui des joueurs qui « intuite » active deux zones, impliquées dans la cartographie et dans la mémoire. « L'intuition a donc deux moteurs, analyse Christophe Haag. Le premier, lié à l'expertise, se met en route lorsqu'on se retrouve dans une situation archi-connue, où l'on a cent fois sur le métier remis son ouvrage. Quand l'expertise est en panne, que l'on se retrouve dans une situation inédite, le second moteur lié à la mémoire (souvent émotionnelle) se met en marche. Il fouille alors à toute vitesse dans le catalogue des souvenirs personnels à la recherche d'un événement "proxi" c'est-à-dire assez proche en termes de contexte de la situation que vous vivez présentement»
C'est exactement ce que l'équipe de Christophe Haag a constaté lors d'une étude de terrain, publiée dans European Management (2011), menée auprès de réalisateurs de cinéma dans des périodes tendues de tournage. « En situation d'urgence, les décideurs prennent des décisions intuitives qui reposent sur leur expertise ou sur des expériences émotionnelles antérieures, ou sur des émotions immédiates lorsque la situation n'est pas familière. » Le chercheur expose ainsi le cas de Jeremy, un réalisateur américain, face à une actrice démissionnaire qui met en péril la production. Pris de court, il se met à intimider la jeune femme jusqu'à ce qu'elle cède. « Il a choisi cette tactique de "gros bras" sans prendre en considération d'autres options, car la menace avait réactivé chez lui une expérience émotionnelle antérieure. » Elle l'avait en effet brusquement ramené à son adolescence lorsque, membre d'un gang à Los Angeles, il s'était fait kidnapper et s'en était sorti indemne en agressant ses agresseurs. « Comme lui, face à une situation inédite, nous faisons appel à nos souvenirs émotionnels, enregistrés dans la base mémorielle. Et nous appliquons aussitôt une solution qui a fonctionné par le passé dans une situation proche. »
« C'est par la logique que nous prouvons et c'est par l'intuition que nous découvrons »
Henri Poincaré, mathématicien français (1854-1912)
Des procédés inconscients de plus en plus valorisés
Difficile cependant d'appliquer ce principe à tout type de décision ! C'est du moins ce que montre le psychologue Christopher Chabris, auteur du Gorille invisible, qui alerte sur une confiance aveugle dans nos intuitions qui peuvent aussi nous tromper (lire p. 31). « Il n'y a pas d'intuition absolue, reconnaît Christophe Haag. Mais les études s'accordent à dire que dans une situation critique, la prise de décision sur des bases intuitives est plus fiable que la prise de décision rationnelle, analytique. » Ces procédés inconscients, de mieux en mieux connus, sont valorisés et même recommandés dans la société moderne. Les livres sur le sujet fleurissent et des « écoles de l'intuition » voient le jour pour apprendre à l'améliorer. Les chercheurs eux-mêmes s'y fient souvent: « Je ne prends jamais un crayon en réunion, pour laisser mon inconscient faire des associations. J'ai confiance. Et la solution surgit », raconte ainsi Rand Hindi, jeune génie de l'intelligence artificielle fondateur de la start-up Snips (lire aussi p. 78). John Kounios renchérit : « J'écoute mon ventre. Il me dit quand quelque chose ne va pas. C'est un don très sûr. » Christophe Haag se plonge, lui dans un bain chaud ou va marcher : « Le tri se fait tout seul dans mon esprit, les idées s'ordonnent. » Neuf décisions sur dix sont prises le sont sur une base intuitive ! estime même le psychologue américain Gary Klein, pionnier dans les études sur les mécanismes de prise de décision. Et 82 prix Nobel sur 93 ont reconnu que leurs découvertes avaient été faites grâce à l'intuition (1), tout comme 53,6 % des chefs d'entreprise admettent prendre ainsi leurs décisions (2).
« Ayez le courage de suivre votre cœur et votre intuition.
L'un et l'autre savent ce que vous voulez réellement devenir »
Steve Jobs, entrepreneur et inventeur américain, créateur d'Apple (1955-2011)
Un programme pour tester l'intuition des militaires
Ces derniers ne sont désormais plus les seuls à faire leur coming out intuitif. La marine américaine a lancé en 2013 un programme (Enhancing Intuitive Decision making through implicit learning) dirigé par une neuroscientifique pour tester la capacité des militaires à améliorer leur capacité intuitive en mission. L'idée venait en grande partie des témoignages de soldats basés en Irak et en Afghanistan qui ont rapporté des sensations inexpliquées de danger imminent juste avant de tomber dans une embuscade.
L'intuition, la nouvelle arme du soldat?
SOURCES
(1) Marton, F., Fensham, P.J., & Chaiklin, S. (1994). A Nobel's eye view of scientific intuition : Discussion with the Nobel prize-winners in physics, chemistry and medicine (1970-1986). International Journal of Science Education.
(2) Parikh, J., Neubauer, F., and Lank, A.G. (1994). Intuition: The new frontier of management. Oxford, UK: Blackwell Publishers.
Sciences et Avenir - Janvier 2016 - N° 827
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