"La vie secrète des arbres".
Dans ce livre plein de grâce, acclamé dans le monde entier, le forestier Peter Wohlleben nous apprend comment s'organise la société des arbres. Les forêts ressemblent à des communautés humaines. Les parents vivent avec leurs enfants, et les aident à grandir. Les arbres répondent avec ingéniosité aux dangers. Leur système radiculaire, semblable à un réseau internet végétal...
Les arbres vivent en équilibre interne
La satisfaction de leurs besoins exige qu'ils répartissent et gèrent leurs forces avec soin. Une part de leur énergie est dédiée à la croissance. Les branches doivent être prolongées; le tronc, qui supporte un poids croissant, doit gagner en diamètre. Une seconde part est mise de côté pour activer la production de substances répulsives dans les feuilles et l'écorce dès que survient une attaque de ravageurs ou de champignons. Reste la reproduction. Chez les espèces qui fleurissent chaque année, l'exploit s'inscrit dans un processus prévisible où toutes les forces s'équilibrent. En revanche, chez les espèces comme le hêtre ou le chêne qui ne fleurissent que tous les trois ou cinq ans, l'événement est très déstabilisant. La majeure partie de l'énergie a déjà été destinée à autre chose ; au surplus, les faînes et les glands sont produits en de telles quantités qu'ils priment sur tout le reste. Le premier souci est celui de l'encombrement des branches. Aucune place n'y étant prévue pour les fleurs, c'est aux feuilles de libérer l'emplacement qui était le leur. Quand les fleurs fanées tombent au sol, les arbres ont un drôle d'aspect déplumé. Rien d'étonnant à ce que, ces années-là, les constats forestiers signalent la prévalence de houppiers défeuillés. Dès lors que les arbres ont fleuri et fané en même temps, à première vue, la forêt paraît malade.
Elle n'est pas malade, certes, mais elle est tout de même fragilisée. Pour fabriquer cette profusion de fleurs, les arbres puisent en effet dans leurs dernières réserves. Pour compliquer le tout, le feuillage, contraint de réduire son ampleur, produit moins de sucres que les années ordinaires. Et, nouvel handicap, la majeure partie de ces sucres est transformée en lipides dans les graines, si bien qu'il en reste à peine pour la construction de l'arbre lui-même et les stocks à constituer pour l'hiver. Sans parler des réserves d'énergie théoriquement prévues pour résister aux maladies. Une foule d'insectes n'attendaient que cela. Parmi eux, le charançon du hêtre, qui pour ne mesurer que deux petits millimètres n'en pond pas moins des millions d'œufs sur le feuillage sans défense. Ses minuscules larves creusent des galeries entre les membranes supérieure et inférieure des feuilles et laissent derrière elles des taches rousses caractéristiques. Puis le ravageur adulte perce des trous dans les feuilles qui paraissent avoir été criblées de petits plombs de chasse.
Certaines années, les hêtres sont tellement infestés que de loin le feuillage semble non plus vert mais roux. S'ils étaient au mieux de leur forme, les arbres se défendraient, ils empoisonneraient, au sens strict du terme, la nourriture des insectes. Mais la floraison les a épuisés et ils n'ont d'autre choix que de supporter l'agression en silence. Les sujets sains surmontent l'épreuve, d'autant que plusieurs années de répit succèdent à cette mauvaise saison. Mais chez un sujet affaibli, une attaque de ravageurs peut sonner le glas. Ce n'est pas pour autant que l'arbre s'abstiendrait de fleurir. Nous savons de l'observation de la floraison des sites forestiers en voie de dépérissement que ce sont précisément les sujets mal en point qui mettent le plus d'ardeur à fleurir. Sans doute est-ce afin d'assurer leur descendance avant que la mort signe la disparition définitive de leur patrimoine génétique. Des effets similaires sont induits par les records de sécheresse et de chaleur de certains étés qui mènent les arbres au bord de la rupture puis les font abondamment fleurir le printemps suivant. Ce qui, au passage, tord le cou à l'idée qui voudrait qu'une abondance de glands et de faînes indique que l'hiver sera particulièrement rigoureux. La floraison se préparant au cours de l'été, une profusion de fruits renseigne tout au plus sur ce qui s'est passé quelques mois auparavant.
La faiblesse des défenses de l'arbre réapparaît à l'automne dans la qualité des graines. Le charançon, que rien n'arrête, creuse aussi des galeries dans l'ovaire des fleurs. Celles-ci sont malgré tout en mesure de produire des faînes, mais elles sont vides, donc sans valeur nutritionnelle ou reproductive. Une fois les graines de l'arbre tombées à terre, chaque espèce suit sa stratégie de germination. Sa stratégie de germination ? Les graines qui somnolent sur la terre meuble et humide du sous-bois ne germent-elles pas dès que le premier soleil de printemps réchauffe l'air ? Pas toutes. Rien n'est plus dangereux pour les embryons d'arbres que de reposer sans défense sur le sol de la forêt. Au printemps aussi, l'appétit des sangliers et des chevreuils est redoutable. Pour contrer leur voracité, certaines espèces, dont celles à gros fruits comme les hêtres et les chênes, misent sur la rapidité. La plantule jaillit aussi vite que possible de la faîne ou du gland afin qu'ils perdent leur attrait auprès des herbivores. Pour ces graines, la stratégie s'arrête là, aucune défense de longue durée n'est prévue contre les champignons et les bactéries. Les mal réveillées qui laissent passer la germination et qui sont toujours intactes à la fin de l’été vont rester sur place et pourrir jusqu’au printemps suivant.
De nombreuses espèces donnent cependant à leurs graines la possibilité d’attendre une ou plusieurs années avant de démarrer. Le risque de se faire avaler est certes accru d’autant, mais les avantages sont considérables. En cas de printemps sec, si les plantules meurent de soif, toute l'énergie investie dans la reproduction aura été vaine. De même si un chevreuil vient à parcourir son territoire et justement s'arrête pour brouter là où la graine est tombée. À peine la plantule aura-t-elle déployé quelques goûteuses et tendres feuilles qu'elles seront englouties. Mais si une partie des graines ne germe qu'une ou plusieurs années plus tard, la nouvelle répartition des risques est telle que le développement de quelques arbustes est assuré. Cette méthode est adoptée par le sorbier des oiseleurs: ses graines peuvent rester en dormance jusqu'à cinq années avant de rencontrer des conditions propices à la germination. Espèce pionnière type, elle ne pouvait choisir meilleure stratégie. Tandis que les faînes et les glands tombent toujours au pied de leur mère-arbre, ce qui garantit aux germes de se développer dans un environnement forestier favorable, les sorbes peuvent atterrir partout. Rien, en effet, n'est moins prévisible que l'endroit où l'oiseau qui a consommé le petit fruit âpre rejette les graines dans leur boulette d'engrais. Si le milieu est ouvert, les températures élevées et le manque d'eau des années extrêmes seront beaucoup plus marqués qu'à l'ombre humide des sous-bois. Dans ce cas, il vaut mieux qu'au moins une partie des graines demeurent incognito et ne s'éveillent à la vie que des années plus tard.
Et une fois les graines sorties de leur dormance? Quelles sont les chances des enfants-arbres d'accéder à l'âge adulte et de se reproduire à leur tour? Le calcul est simple. D'après les statistiques, un arbre engendre un seul et unique successeur, lequel prendra sa place le moment venu. D'ici là, des graines vont germer, de jeunes descendants vont grandir puis végéter à l'ombre quelques années, voire quelques décennies, jusqu'au jour où ils vont rendre leur dernier souffle. Ils sont nombreux dans ce cas. Des dizaines de générations poussent ainsi au pied de leur mère puis disparaissent les unes après les autres. Seules les rares graines chanceuses qui doivent au vent ou à des animaux d'avoir été déposées sur un petit coin de litière forestière accueillant pourront germer, grandir et se développer sans entraves.
Mais revenons aux statistiques. Un hêtre produit au moins 30000 faînes tous les cinq ans (voire tous les deux à trois ans avec le réchauffement climatique, mais laissons cet aspect de côté pour l'instant). Selon la quantité de lumière qu'il reçoit, il atteint la maturité sexuelle entre 80 et 150 ans. Si l'on considère qu'il vit 400 ans au maximum, ilva donc fructifier au moins 60 fois et produire au total environ 1,8 million de faînes. Sur ce 1,8 million de faînes, une seule deviendra un arbre. Pour une forêt, c'est un super score, quelque chose comme les six bons numéros du Loto. Tous les autres embryons sont soit mangés par des animaux, soit transfo1més en humus par des champignons et des bactéries. Calculons maintenant les chances d'un enfant-arbre parmi les plus mal lotis, par exemple un peuplier. La mère-arbre produit annuellement jusqu'à 26 millions de graines. C'est peu dire que les rejetons-peupliers envient le sort des enfants-hêtres ! Jusqu'à ce que les parents tirent leur révérence, ils vont en effet produire plus d'un milliard de graines qui, bien à l'abri dans leur léger cocon de bourre, vont se laisser porter vers d'autres contrées. Et là comme ailleurs, les statistiques sont impitoyables, il n'y aura qu'une seule gagnante.
Source : La vie secrète des arbres de l'ingénieur forestier et écrivain allemand Peter Wohlleben, paru en 2015 sous le titre Das geheime Leben der Bäume et traduit en français aux éditions Les Arènes en 2017.
INRESS 04.12.2017
Photos :
- * Nathalie Roussel
- "Ma forêt" cueillie au fil des années
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